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Cadre de vie

Le logement : la solution innovante pour les sans-abri

6 avril 2020 Alice Romainville, Chahr Hadji

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Cet article a été initialement publié dans la revue Bruxelles en Mouvements.

Le nombre de sans-abri augmente. Conséquence d’une politique de l’urgence qui n’a même pas la prétention, pour le moment, d’être de plus long terme. À croire que le sans-abri, figure repoussoir qui nous pousse à accepter bas salaires, loyers abusifs et boulots de merde, a une fonction dans la société qui en arrange certains...

À Bruxelles, où vivent 500 000 ménages environ, plusieurs milliers de personnes vivent sans logement, c.-à-d. dans la rue ou dans des formes alternatives de logement, hébergements d’urgence, squat, etc. Le chiffre exact – La Strada a dénombré 4187 sans-abri durant une nuit de novembre 2018 – reste tout à fait hypothétique, vu la difficulté de recenser une population mouvante, difficile à enfermer dans des catégories précises, et qui ne cherche pas spécialement à se faire voir. La réalité du sans-abrisme est d’ailleurs largement sous-estimée par ces chiffres.

Ce qui ajoute au scandale de cette situation, c’est son aggravation rapide ces dernières années – dans une ville où, au même moment, se construisent énormément de logements neufs à destination des classes moyennes et supérieures. Toujours d’après La Strada, le nombre de sans-abri a pratiquement quadruplé en 10 ans, entre 2008 et 2018. Plus alarmant encore, c’est 247 enfants dans une situation de sans-abrisme dont 20 dans l’espace public qui ont été dénombrés.

La "politique du thermomètre" menée par les pouvoirs publics et la façon dont les médias traitent le sujet ont tendance à nous faire croire que la vie en rue devient dure quand arrivent les grands froids. En été les sans-abri sont, dans les discours, plutôt traités sous l’angle répressif et celui des gènes occasionnées, par la mendicité entre autres. Pourtant les sans-abri accumulent les problèmes quelle que soit la saison : il y a l’accès au logement, aux soins de santé, au revenu minimum, mais aussi l’impossibilité de subvenir à ses besoins vitaux (se laver, aller aux toilettes, boire de l’eau potable, manger, changer de vêtements), et le risque, très élevé lorsqu’on vit en rue, d’être battu·e ou attaqué·e [1].

Le sans-abrisme n’est pas une fatalité. Le problème trouve sa source du côté du marché du logement, de la chasse aux chômeurs, de la politique migratoire. Mais le "traitement" administré par les pouvoirs publics est aussi à côté de la plaque. Quelques mesures politiques assez simples – dans la mesure où il s’agit de faire plus des choses qui se font déjà timidement aujourd’hui – pourraient changer complètement la donne. Ce qui manque, ce ne sont pas des innovations sociales, mais un brin de courage politique.

L’éternelle pénurie de logements bon marché

Quand l’État laisse au marché le soin d’allouer les ressources, il y a nécessairement des gagnants et des perdants. C’est le cas pour le secteur du logement qui est, en Belgique, régi par les principes de l’économie de marché. Contrairement à ce que suppose la théorie économique néoclassique, ce marché ne crée pas un équilibre, mais une crise perpétuelle. Chaque acteur – individu ou entreprise – a intérêt à tirer de son bien le revenu maximal. Lorsqu’il y a mise en concurrence de plusieurs acquéreurs ou de plusieurs locataires, c’est le plus offrant qui "emporte" l’échange. Comme dans une vente aux enchères virtuelle, sur un marché immobilier tendu, les prix s’adaptent donc au pouvoir d’achat des acquéreurs/locataires potentiels les plus riches, et sont toujours trop élevés pour les ménages plus pauvres.

On présente parfois la crise du logement comme un problème de manque de logements, c’est plutôt d’une "crise du logement abordable" (et décent) dont il est question. Le manque de logements bon marché est structurel, inhérent à notre système (capitaliste) de logement. Laisser au marché le soin d’attribuer les logements aux familles est, en soi, une atteinte au droit au logement pour toutes et tous.

L’urgence sans fin

Bien loin de proposer une solution durable à ce problème – par exemple en agissant sur le marché du logement – les pouvoirs publics mènent une "gestion" dans l’urgence du sans-abrisme. La "politique du thermomètre", qui consiste à ouvrir des places d’accueil pour l’hiver, laisse entendre que le froid est la source de tous les maux. C’est au SAMU [2] social que l’on confie la plus grande part des budgets, une organisation qui fonctionne sur un mode humanitaire, c’est-à-dire qui s’attaque aux effets sans remettre en question les causes du sans-abrisme [3].

Le nombre de personnes en hébergement d’urgence augmente. Ce phénomène est une conséquence de l’élargissement (sans fin ?) du nombre de place en centre d’hébergement d’urgence pour répondre à la demande croissante. Telle une fuite en avant, plus de 1 000 places sont ouvertes en hiver.

L’urgence sociale devrait pouvoir se limiter comme son nom l’indique à une prise en charge dans l’urgence. Mais en l’absence de solution de sortie de rue, l’urgence se pérennise et finit par cristalliser la situation des personnes à la rue. Le nombre de sans-abri s’accumule en rue et créer plus de places apparait alors comme une évidente nécessité. Voilà pourquoi depuis 20 ans, les gouvernements successifs n’ont cessé d’augmenter le nombre de lits tout en se dispensant d’apporter des solutions structurelles en matière de logement.

Le Samu en arrive parfois à accueillir pendant des années les mêmes personnes vivant à la rue, prenant alors une fonction de "gardiennage des pauvres". Cette prise en charge, si elle peut être temporairement nécessaire, coute aux contribuables jusqu’à 50 euros par nuit. Ce montant doit attirer notre attention. Il est en effet plus couteux que d’octroyer un logement avec un accompagnement social pour permettre à la personne de se maintenir en logement. En effet, pour survivre en rue, les sans-abri doivent utiliser de multiples services d’urgence pour manger, dormir, se laver et se soigner. Aux États-Unis, l’Utah qui, grâce à une politique orientée logement, a réduit de 72 % en 10 ans son nombre de sans-abri, a fait ses calculs. Un·e sans-abri laissé·e en rue lui coute plus cher que de le reloger. On s’y targue d’avoir ainsi fait plusieurs millions d’économies en ayant fait respecter le droit au logement [4].

Les structures d’hébergement existantes du type maison d’accueil chargées de la "réinsertion" sont elles aussi loin d’offrir une solution à toutes les personnes sans logement. Les personnes sans-papier s’y voient refuser l’entrée, faute de ressources financières suffisantes pour y accéder. Les personnes aux problématiques complexes ou cumulées sont aussi très souvent "recalées" lors des procédures d’admission. Au final, seulement 30 % des personnes en maison d’accueil finiront par accéder à un logement.

Agir, mais par où ?

Cela peut sembler évident, c’est pourtant à l’opposé de ce qui se fait aujourd’hui. Pour régler le problème du sans-abrisme, il faut pouvoir remettre en question un modèle de prise en charge peu efficace et offrir un vrai accompagnement au relogement. La multiplicité des causes du sans-abrisme appelle une réponse à plusieurs niveaux. Il faut, quoi qu’il en soit, sortir de la logique du tout à l’humanitaire et de la "politique du thermomètre" qui montre chaque jour ses limites.

On ne fera pas l’économie d’une véritable réflexion sur les processus institutionnels qui nourrissent le sans-abrisme. Les expulsions locatives contribuent de manière significative à "produire" des personnes sans-abri. En Région Bruxelloise, près de 5 000 ménages [5] sont menacés chaque année par une expulsion judiciaire dont 600 finiront effectivement par se faire « déguerpir » [6].

C’est, ici aussi, la concurrence sur le marché du logement qui encourage les expulsions de locataires, combinée avec une régulation des loyers bien trop timide. La loi sur les baux empêche les propriétaires d’augmenter le loyer de leurs locataires, mais ne fixe aucune règle en cas de changement de locataire ! La tentation est donc grande de se débarrasser des locataires en place, surtout s’ils ont des fins de mois difficiles, pour pouvoir augmenter librement le loyer... et c’est d’autant plus vrai dans les quartiers où les loyers augmentent.

Les expulsions locatives doivent aussi nous interroger sur le rôle de l’état qui, par l’intermédiaire de sa police, vient prêter main forte aux propriétaires plutôt que de tout faire pour que la personne puisse conserver son logement ou, à défaut, lui en fournir un autre. Seule une politique volontariste de prévention des expulsions pourrait préserver les personnes – et particulièrement les enfants – du traumatisme lié à la perte de logement.

Si le meilleur moyen de mettre fin au sans-abrisme est de prévenir la perte de logement, une attention toute particulière devrait être apportée aux institutions qui dans leurs pratiques deviennent de grosses pourvoyeuses de sans-abri. D’après l’Insee [7] (il n’y a pas de statistiques disponibles en Belgique), 23% des utilisateurs des services d’hébergement temporaire ont été placés en institution dans leur enfance, contre 20 fois moins dans la population générale [8].

Prisons, hôpitaux psychiatriques et services d’aide à la jeunesse (IPPJ, services d’hébergement...) sont de grosses pourvoyeuses de sans-abri. Ces institutions doivent pouvoir offrir aux personnes un logement à la sortie. Ne pas préparer convenablement et dignement leur sortie représente un gaspillage d’argent public et un immense gâchis humain.

Sortir de la concurrence : le logement social

Il n’y a qu’une seule façon de pallier le manque de logements abordables : sortir le logement du marché en en faisant un bien commun, attribué selon les besoins et pas selon le pouvoir d’achat.

Le logement public locatif existe déjà à Bruxelles : c’est le logement social. C’est la seule politique du logement qui permet d’éviter les discriminations et d’assurer le droit au logement pour toutes et tous sans que l’argent public investi ne soit approprié par des acteurs privés. Seul 7 % des logements bruxellois sont gérés de cette façon ; il y a 46 000 ménages sur la liste d’attente. Le logement social n’a pas la cote, dans ce pays où d’aucuns tentent de nous convaincre depuis un siècle qu’on résoudra la question du logement par la petite propriété pour tous. Toujours à la recherche de solutions "innovantes" qui font office d’emplâtres sur jambe de bois, les gouvernements successifs laissent la liste s’allonger et produisent des logements au compte-goutte.

Housing First où le changement de paradigme attendu

Le modèle "classique" de réinsertion, appelé modèle "en escalier", propose différentes étapes permettant à la personne d’être prête et suffisamment motivée pour accéder à un logement autonome. À la fin du parcours, sur la dernière marche, il y a seulement 30 % "d’élu·e·s", accédant à un logement individuel.

À l’opposé de ce modèle, le Housing First est un programme qui vise à faire du logement le point de départ du rétablissement de la personne. Les équipes Housing First proposent un accès inconditionnel et immédiat depuis la rue à un logement individuel à loyer abordable. Le traitement (santé mentale, réduction de la consommation de drogue légale ou illégale) est encouragé mais non obligatoire. Elles offrent un accompagnement sur mesure, aussi longtemps que nécessaire, même en cas d’expulsion.

Le Housing First a fait ses preuves (117 personnes relogées durablement entre 2013 et 2018), même s’il ne s’adresse aujourd’hui qu’à certains types de personnes sans abri : à la rue depuis plusieurs années, avec problèmes de santé mentale et/ou de toxicomanie. Sans être une solution miracle, c’est une stratégie orientée logement efficace contre le sans-abrisme. Ce programme a fait ses preuves dans de nombreux pays avec un public que beaucoup considéraient comme "perdu". Reste qu’actuellement, il ne s’agit que d’un programme isolé. Le véritable changement de paradigme viendra le jour où le Housing First sera construit comme une politique publique et remplacera notre modèle de prise en charge actuel.

Le maillon faible du Housing First bruxellois, c’est l’obligation de composer avec le marché du logement. Contrairement à d’autres pays européens, qui ont mis en place des partenariats et/ou des budgets facilitant l’accès aux logements aux sans-abri, rien de tel n’est prévu à Bruxelles. Les opérateurs doivent négocier quasiment au cas par cas des logements tous azimuts. Les stratégies des opérateurs sont différentes et font appel aussi bien aux investisseurs privés qu’aux sociétés de logements sociaux ou encore aux Agences immobilières sociales. Dans ces conditions, trouver du logement repose sur la force de persuasion des opérateurs et sur la bonne volonté des acteurs publics. Pour être juste, le développement de ce programme ne se fera qu’à la condition d’augmenter l’offre de logements sociaux.

Accueillir vs réinsérer

Il faut aussi admettre que pour une partie des sans-abri, qui sont de "grand·e·s exclu·e·s", la réinsertion est une chimère. À tous les niveaux du "modèle en escalier", il y a des personnes qui fuient l’aide et retournent dans la rue, car la logique de la réinsertion, ce qu’elle exige d’elles, leur est insupportable ou impossible. Un changement radical de perspective s’impose, pour pouvoir dispenser une aide médicale et sociale qui aurait comme objectif prioritaire d’améliorer les conditions d’existence des bénéficiaires, sans toujours chercher à réinsérer, à guérir, à normaliser.

À Bruxelles, on est bien loin de cela. Entre les arrêtés anti-mendicité, les dispositifs anti-sdf, l’absence de politique de prévention, la priorité donnée à l’hébergement d’urgence, et les innombrables tracasseries administratives de la "réinsertion", la réponse politique donnée au sans-abrisme est follement inadéquate. Elle maintient dans la rue plus de personnes qu’elle n’en sort, ce qui explique en partie l’augmentation du nombre de sans-abri dans la capitale.

Notes

[1L’enquête menée en 2017 par l’initiative "400 toits" (auprès de 294 personnes vivant dans la rue à Bruxelles) fait état de 51 % de personnes sans revenu, 22 % ne pouvant subvenir à aucun de leurs besoins vitaux, 49 % ayant été attaquées ou battues en rue, 35 % souffrant d’un problème de santé chronique. Résultat du face-à-face pour un logement,
400toits.brussels.

[2Service d’Aide Médicale Urgente

[3Lire aussi l’entretien avec Chahr Hadji dans Ballast sur revue-ballast.fr.

[4Pour aider les SDF, "Housing First", la solution toute simple trouvée par l’Utah, à lire sur huffingtonpost.fr. Voir aussi The Shockingly Simple, Surprisingly Cost-Effective Way to End Homelessness sur MotherJones.com.

[5Observatoire de la Santé et du Social de Bruxelles-Capitale (2019), Précarités, mal-logement et expulsions domiciliaires en Région bruxelloise, Cahier thématique du Rapport bruxellois sur l’état de la pauvreté 2018, Commission communautaire commune : Bruxelles.

[6Il s’agit du langage utilisé dans les documents juridiques officiels.

[7I. FRECHON et M. MARPSAT, « Placement dans l’enfance et précarité de la situation de logement », in Économie et Statistique n° 488-489, 2016.

[8Observatoire de l’enfance, de la jeunesse et de l’aide à la jeunesse (FWB 2016).